Benedetta : quand Paul Verhoeven remet
le sujet du Blasphème sur l'autel
Le dernier film de Paul Verhoeven présenté en ce moment au Festival de Cannes divise déjà la croisette et le public. Une fois de plus, le réalisateur Néerlandais sort son attirail préféré : la provocation, la violence et la complexité du genre humain. C'est en pleine actualité sur l'Affaire Mila et la Laïcité en France, que le film arrive à point nommé sur le sujet du Blasphème. Et non, cette fois-ci, il n'est pas question de caricature de Mahomet ou de propos contre l'Islam sur Tik Tok, mais bien de la religion Catholique, plus précisément celle du XIIème siècle, où un Pape était plus puissant qu'un Roi. La Palette Dorée en profite pour se pencher sur cette place du Blasphème dans l'Art Contemporain.
Publié le 12 Juillet 2021 par Sophie Mahon
La Provocation et le Blasphème. J'en ai fait mon sujet de mémoire de Maîtrise en Histoire de l'art contemporain à La Sorbonne. J'ai d'ailleurs suivi des cours à l'École du Louvre dans le cadre de ce mémoire, sur le Sacré et le Profane. Autant dire, ce sujet, je le connais, et il me passionne toujours.
Le film "Benedetta", vu le lendemain de sa sortie, s'ajoute à la longue liste des oeuvres contemporaines qui divisent, émoustillent, passionnent, provoque le débat, parfois amènent à la vandalisation.
Pour commencer, reprenons l'histoire de Benedetta en quelques mots : Benedetta Carlini est une religieuse catholique italienne du XVIIème siècle. Personnage mystique, elle entre au couvent des Théatines à l'âge de 8 ans. Enfant, elle prétend déjà communiquer directement avec la Vierge Marie et Jésus Christ. Elle dit aussi avoir eu une série de visions dans lesquelles Jésus arrache le cœur de sa poitrine et le remplace par son propre cœur transpercé de trois flèches. Elle s'inflige également elle-même les stigmates de Jésus crucifié sur ses mains, ses pieds et son front. Elle célèbre aussi son mariage spirituel avec Jésus, qui a parlé à ses sœurs par sa bouche. Toutes ces histoires remuent le couvent et ses soeurs, commençant à parler de Blasphème au sein même de leur institution. Trois ans plus tard à Florence, alors que la Peste ravage le pays, un nouveau nonce du pape ouvre une autre enquête sur l'affaire. Sœur Bartolomea, jeune novice, ayant vécu dans la même cellule que Benedetta, l'accuse d'agressions sexuelles à plusieurs reprises. Benedetta Carlini, assumant ses paroles et son Homosexualité, est condamnée et emprisonnée. Elle meurt à Pescia en 1661 après 35 ans d’emprisonnement.
Autant dire, tous les éléments sont ici réunis pour donner à Paul Verhoeven de l'inspiration pour une nouvelle héroïne féminine, puissante et provocatrice. Dans son film, Verhoeven laisse planer le doute sur les accusations de Blasphème contre Soeur Benedetta. Tout comme celles de meurtre contre Catherine Tramell dans Basic Instinct. Est-ce vrai ? Ou est-ce que cette personne est-elle vraiment coupable du crime dont on l'accuse ?
Mais pour parler de Blasphème dans l'Art Contemporain sans mettre les pieds dans le plat, il faut restructurer tout ça. Déjà, quelle est la définition du Blasphème ? Selon l'Encyclopédie Larousse : « (du grec blasphêmia, parole d'impie) parole, discours qui insulent violemment la divinité, la religion, et, par extension, quelqu'un ou quelque chose de respectable. ». Autant dire que le Blasphème fait couler beaucoup d'encre, mais parfois soulève aussi un certain nombre de questions : la place de l'Église dans notre société, l'humanité de Jésus Christ, le rôle et l'importance de la Foi, les limites de la Croyance, l'interprétation de l'iconographie religieuse, etc. Ça nous rappellerait presque le roman de Dan Brown Da Vinci Code, qui a lui-aussi provoqué débat et passion à l'époque de sa publication en 2003.
Voici la liste des oeuvres contemporaines catholiques considérées comme les plus blasphématoires de l'Histoire de l'art contemporain. Observez vos réactions et questions devant ces oeuvres. Attention, certaines oeuvres peuvent heurter la sensibilité de certaines personnes.
Piss Christ, (Immersions) Andres Serrano, 1987
tirage cibachrome, 152,4 x 101,6 cm
Courtesy Andres Serrano, Paula Cooper Gallery, New York
et Galerie Yvon Lambert, Paris
Piss Christ, Andres Serrano, 1987 :
C'est sans doute l'oeuvre la plus blasphématoire de l'Histoire de l'Art Contemporain. À la fin des années 1980, une photographie réalisée par l'artiste américain Andres Serrano est injuriée, vilipendée, détruite. L'oeuvre représente un crucifix laiteux en suspension, plongé dans un liquide orangé indéfinissable. L'impression d'apesanteur est ponctuée par le mouvement des petites bulles d'oxygène. Cette substance trouble atténue les lignes de l'objet par un effet de sfumato (technique de Léonard de Vinci pour créer des effets vaporeux à ses peintures). Pour réaliser sa photographie, l'artiste dit avoir rempli un verre de son urine et de son sang, puis y avoir immergé un petit crucifix en plastique. En revanche, cette scène de torture (on parle de la crucifixion du Christ) se pare d'une atmosphère pour le moins gênante, amenant le spectateur à méditer sur le sens de la vie.
Mais le titre fait le tout. Les choses se gâtent lorsque ledit spectateur découvre que l'oeuvre au sujet sacré se nomme "piss christ", et réalise avec stupeur que le Christ crucifié prend un bain... d'urines. Le titre est en effet plus explicite que l'oeuvre en elle-même, puisqu'il révèle à sa lecture, le matériau organique indexé par le médium photographique. Dès lors, le spectateur comprend qu'il a été pris au piège, et sa contemplation à la base innocente le rend complice de l'acte blasphématoire. D'autres critiques parlaient aussi de l'objectif de l'artiste à donner un sens humain à Jésus Christ par la présence "d'urines".
En 1997, lors d'une exposition au Museum Victoria de Melbourne, la photographie est arrachée du mur, et détruite par deux adolescents armés d'un marteau.
Avec Piss Christ, Andres Serrano défend son travail comme étant une critique de la "condamnation de ceux qui abusent de l'enseignement du Christ pour leurs propres fins ignobles". À la suite de l'autre acte de vandalisme que l'œuvre a subi à Avignon en 2011, Serrano, tout en se disant chrétien, s'est de nouveau expliqué sur le titre : « Mes titres ont un caractère littéral et sont tout bonnement descriptifs. Si je réalise un monochrome de lait ou de sang, j'appelle cela “lait” ou “sang” […]. J''ai pris un crucifix, car c'est un objet banal, en tout cas en Amérique […]. Si en faisant appel au sang, à l'urine, aux larmes, ma représentation déclenche des réactions, c'est aussi un moyen de rappeler à tout le monde par quelle horreur le Christ est passé.»
La Nona Ora, Maurizio Cattelan, 1999 :
Le Pape Jean-Paul II en train d'agoniser sous le poids d'une météorite ? Un blasphème intolérable qui provoque un tel tollé en Pologne que la directrice du musée où il est exposé est poussée à la démission. Agrippé à son crucifix, la figure de cire tente de se redresser, le visage crispé dans un dernier effort. Non loin de là, des bris de verre et la présence d'un trou dans la verrière. La neuvième heure du titre correspond à celle de la mort du Christ (encore une référence à la Crucifixion), s'adressant une dernière fois à Dieu son père : « Père, père, pourquoi m'as-tu abandonné ? ». Le Pape se pose aussi cette question, estropié, pour qui visiblement, les voies du Seigneur sont un peu trop impénétrables.
L'oeuvre est d'abord présentée en 2000 à la Royal Academy of Arts de Londres, mais ne provoque aucune polémique, le sort du Pape laissant indifférent le public anglais. Mais l'esclandre, se produit quelques mois plus tard en Pologne, comme dit précédemment. Une semaine plus tard après le vernissage, un animateur de télévision conservateur tente de recouvrir le corps du Pape d'un drap blanc. Quelques semaines plus tard, 90 parlementaires, au nom de la Culture polonaise, demandent le limogeage de la directrice, qui sera contrainte à la démission. Depuis cette affaire, Maurizio Cattelan est devenu une superstar de l'Art Contemporain et de son Marché, connu pour sa provocation, et ses questions qu'elles dégagent chez le spectateur.
Pour certains critiques et historiens de l'Art, La Nona Ora ne se résume pas à de la provocation gratuite, exploitée par des intérêts financiers. Elle s'enracine dans une tradition iconographique qui remontent aux danses macabres du XVème siècle, affirmant l'acheminement de tous les hommes vers la mort inéluctable. Ou comme les vanités, sorte de nature morte au XVIIe siècle, représentant des objets symboliques du vide de l'existence terrestre. « Memento mori : souviens-toi que tu vas mourir »
La Nona Ora, Maurizio Cattelan, 1999
cire, vêtements, résine de polyester, pierre, tapis et verre
dimensions variables
Courtesy Galerie Emmanuel Perrotin
Messe pour un corps, Michel Journiac, 1969 :
Séminariste de 1956 à 1960, Michel Journiac a failli devenir prêtre. Et cela se ressent dans son œuvre avec la valeur rituelle de certaines de ses performances, en particulier Messe pour un corps. En 1969, à la Galerie Templon à Paris, l’artiste célèbre une véritable messe, parfaitement conforme au rite catholique, avec enfants de chœur et lecteurs.
Suite à la performance, parmi les enfants de chœur, Catherine Millet, critique d'art témoigne : « J’ai “communié” à cette occasion en absorbant non pas une hostie mais une petite rondelle de boudin que l’artiste avait fait confectionner avec son propre sang ». La recette du boudin était associée à une photographie de la prise de sang, nécessaire à sa réalisation de la performance.
Avec cette Messe pour un corps, Michel Journiac invite alors l’audience à un acte de cannibalisme d’une audace rare, offrant la possibilité d’une communion totale avec l’artiste. Ce dernier souligne le caractère symbolique du cannibalisme catholique « Prenez, mangez, ceci est mon corps. […] Buvez-en tous, car ceci est mon sang » (Évangile de Jésus Christ selon Saint Matthieu, chapitre 26 - verset 26). L'artiste fait basculer du côté du cannibalisme réel, en le tournant en dérision (le boudin pour hostie), en le prenant au pied de la lettre avec humour et esprit critique.
À cette époque, l'oeuvre blasphématoire fut retentissante. Michel Journiac est vite considéré un provocateur, au service d’une remise en cause de la société. Son œuvre, nourrie de religieux, passe du politique au philosophique, de l’art engagé à la Vanité, de la vie à la mort. Mais l'artiste a peu de goût pour la mutilation. Son sujet favori est plutôt le blasphème et la liturgie détournée. Avec cette nourriture corporelle dite plus “énergétique” qu’une nourriture spirituelle, l’artiste représente alors “l’archétype de la création” : l’Homme se nourrissant de lui-même et des hommes se nourrissant de l‘artiste.
Messe pour un corps, Michel Journiac, 1969
action réalisée à la Galerie Templon, Paris
Courtesy Galerie Templon
Yo Mama's last supper, Renée Cox, 1996
5 impressions en couleurs, insérées dans de l'aluminium
50,5 x 50,5 cm chacune, signé à l'encre sur une étiquette
Courtesy Phillips
Yo Mama's Last Supper, Renée Cox, 1996 :
L'œuvre d'art, réalisée en 1996 par l'artiste jamaïcaine-américaine Renée Cox est un grand montage photographique de 5 panneaux, représentant des photographies de 11 hommes noirs, d'un Judas blanc d'une femme noire nue (autoportrait de l'artiste). Dans cette oeuvre, l'artiste fait directement référence à la fresque de Léonard de Vinci, La Cène, réalise entre 1495 et 1498. L'artiste s'y représente nue et debout, les bras tendus vers le haut, telle un Jésus Christ au féminin, réglant ses comptes avec une pensée misogyne et coloniale présente dans la religion judéo-chrétienne. À côté de ça, Renée Cox cherche également, à combler l’absence des Noirs dans l’iconographie religieuse et artistique, qu'elle juge trop importante.
En 2001, la pièce a été exposée au Brooklyn Museum of Art dans le cadre d'une exposition intitulée Committed to the Image: Contemporary Black Photographers. Mais le cardinal Egan, archevêque de New York de 2000 à 2009, juge son travail "pathétique" et de "propagande anti-catholique", tandis que le maire de New York Rudy Giuliani tente d’empêcher l’exposition de ses œuvres dans la ville.
À défaut de passer pour une provocatrice sexuelle, Renée Cox se présente nue au public, mais dans un acte courageux d'auto-présentation, voire un acte de Foi. Cet ensemble photographique crée ici une réflexion esthétique, voire théologique. L'artiste met en avant le fait que l'image traditionnelle de Jésus Christ viendrait d'une contingence historique : « s'il était né à une autre époque et dans un autre lieu, il aurait bien pu naître femme noire. Le sens théologique de sa personne n'aurait donc pas changé » explique Renée Cox.
Jusqu'à il y a quelques années, l'Art et la Religion faisaient pourtant bon ménage. Mais dans un monde inondé d’images chocs, les artistes se plaisent à chatouiller les dogme. Au XXIème siècle, une oeuvre religieuse comportant des références iconographiques et académiques de l'Histoire de l'art peut être utilisée pour amener le public à une certaine réflexion, voire au débat.
À voir ce que Benedetta de Paul Verhoeven, cette religieuse lesbienne accusée de blasphème dès son époque, inspirera au public.